L'interview du semestre
Franck Manuel, l'interview
Astobelarra : Comment résumerais-tu Borsch, de façon plus explicite que sur la quatrième de couverture du livre ?

On ne peut pas résumer Borsch. Ce serait, toute modestie mise à part, comme résumer la Bible ou Dans la peau de John Malkovich. Pour résumer un roman, il faut qu'il ait un centre. Borsch est un roman excentrique. Bon, maintenant, si tu me poses la question, j'imagine que tu tiens à une réponse. Je dirais donc que Borsch est l'histoire du vol d'un tableau, un pastiche du Jardin des délices de Jérôme Bosch par Salvador Dalì, sans doute un faux, mais qu'importe, par une bande de pieds nickelés. C'est surtout une mosaïque de personnages hauts en couleur que ce tableau abominable réunit autour de lui, selon un chemin sinueux et au gré de situations délirantes. En plus, c'est plein de flash-back. Voilà. Je ne suis pas sûr que ça aide. Mais c'est toi qui l'as voulu.

Astobelarra : Borsch est un roman qui sort des sentiers battus. D'où te sont venues les idées pour écrire un truc pareil ?

J'ai bien peur que tu ne sois déçu, d'abord parce que je ne sais pas trop d'où viennent mes idées en général. J'imagine : de mon cerveau, en partie, mais je n'en suis vraiment pas sûr. Certaines viennent sans doute de ma cuisse gauche, qui tiraille en ce moment, ou de mon foie, lorsque je suis d'humeur mélancolique. Ce qui est certain, c'est que pour Borsch, il y a un point de départ : une discussion avec une amie sur le rire en littérature. Je lui disais que les romans de Pagnol étaient les seuls, avec certains passages de Romain Gary, qui m'aient jamais fait éclater de rire à la lecture. Je lui disais que ce serait un beau défi pour moi d'écrire un roman qui déclenche par moments ce rire, un vrai rire, physique, pas un rire intérieur. Je ne sais pas si j'y suis parvenu, c'est un pari très ambitieux, sans doute trop, mais c'est ce qui m'a motivé tout au long de l'écriture du roman. Disons que si le lecteur rit une fois, ce sera déjà une victoire. Sinon, tant pis. J'arrête d'écrire et je me mets à l'acrylique. Ensuite, et c'est la seconde raison de ta déception que je sens grandir, je me suis inspiré d'autres œuvres, notamment un roman, Mulligan Stew, de Gilbert Sorrentino, que je me suis contenté de recopier en grande partie. J'exagère un peu, mais il m'a beaucoup influencé, surtout pour le titre. Le Mulligan Stew, comme le Borsch, est un plat populaire, une sorte de ragoût. Le roman de Sorrentino est métafictionnel. Il met en abyme le processus d'écriture d'un roman en imaginant que, quand l'auteur n'écrit pas, les personnages font ce qu'ils veulent au sein de l'univers qu'il a créé. Je lui dois notamment le statut étrange de mon narrateur, à la fois hors de et dans la fiction que sa voix nous raconte. Enfin, j'ai mêlé toutes sortes d'influences qui me sont chères, Comics, arts martiaux, littérature classique, films de genre, champignons, pétanque, etc. à la fin, j'ai touillé et laissé mijoter. Les idées sont nées.

Astobelarra : En tant qu'écrivain, comment as-tu travaillé ce roman ?

D'habitude, c'est le cas pour mes romans précédents et pour le dernier en date, je réfléchis longuement, très longuement, et très précisément, avant de commencer à écrire. Quand je me lance, j'ai tout en tête : les personnages, l'ambiance, le ton, le rythme, toutes les étapes du récit du début à la fin. Ensuite, je ne dévie quasiment pas de ce que je me suis fixé. Pour Borsch, j'ai décidé de changer de méthode, alors je suis parti de l'idée du tableau et je me suis lancé dans une vaste improvisation. Michel est né tout de suite. Et puis Rebecca Dejade et ses étranges tableaux en relief. Ensuite, tout a poursuivi son cours en vrac. C'était comme errer sur une route de campagne, des ramifications partout, jusqu'à retomber sur la route principale, avancer, jusqu'à, la prochaine bifurcation. Les seuls principes que je me suis posés étaient 1) que le chaos soit cohérent, 2) que tout soit régi toujours, au maximum, par un principe ludique. L'écriture devait être une fête et le récit, même s'il frôlait par moments des abysses de noirceurs à portée de main, joyeux. Ensuite, et enfin, j'avais décidé de ne pas me poser les habituelles limites esthétiques, de bon goût présumé, d'attention à ce que j'imagine parfois être le goût du lecteur, mais de tout oser ou presque. Bon, en réalité, on ne se débarrasse pas aisément de son surmoi. Mais je crois que je suis allé par moments prospecter dans des territoires d'écriture que je ne m'étais pas autorisé jusque-là, en osant l'outrance, le trop-plein, le dérisoire.

Astobelarra : Comment en es-tu venu à proposer le manuscrit à Astobelarra ?

Oh ! Ça, c'est une belle histoire et tu me pousses à dire du bien de quelqu'un que j'aime. C'est mal. Mais je vais le faire quand même. Il s'avère que chez Astobelarra, il y a Constance Durfort. Il s'avère que Constance Durfort est, sous son vrai nom, une amie et sous son nom de plume, une auteure dont je respecte éminemment et l'écriture et le don de conteuse. Par conséquent, ce qui m'a motivé avant tout, c'était que mon roman se trouve sur des étals à côté de ceux de Constance, que j'admire tant. Bon, ensuite, j'aime écouter Oranssi Pazuzu, alors éditer chez des mecs qui se payent de sacrées trombines de métalleux, ce n'était pas pour me déplaire. Enfin, la façon dont Constance, toujours elle, m'a dépeint l'état d'esprit de la maison, camaraderie, épicurisme et quant à soi minimaliste, a fini de me convaincre. J'avoue qu'à ce stade, je n'ai pas eu l'occasion d'être déçu, surtout en ce qui concerne les tronches de métalleux…

Astobelarra : Romancier, c'est ton vrai métier ?

Mon vrai métier, c'est prof, et ce n'est pas du tout un métier que je prends à la rigolade, même si je pense capital de faire rire les élèves. Du coup, si j'en parle, je risque de ne pas être drôle, de devenir très politique, un brin poil à gratter, et très en colère contre l'institution qui passe son temps à détruire savamment ce qu'il y a de beau et de digne dans la relation entre un professeur et ses élèves. Mince ! Je viens encore de saborder ma progression de carrière. Romancier n'est pas mon métier, et je ne l'ai jamais perçu comme tel. Je ne dirais pas non plus, ce qui me paraîtrait un abominable cliché, qu'écrire est une nécessité. Je crois franchement que je pourrais vivre sans écrire. C'est plus la satisfaction d'une compulsion, celle du langage. Il y a des gens qui se passionnent pour les animaux, pour les sciences, pour les moteurs d'hydravion, moi, ce sont les mots, depuis tout petit, leur agencement, leur matière, leur plasticité, leur façon pathétique d'échouer à dire le réel, le brio avec lequel ils peuvent en générer d'autres, et, je deviens grandiloquent deux secondes, leur capacité à produire des spectres de réel. Ça, ça me fascine. Ce que je nomme, ce que j'écris, possède du moment que quelqu'un le lit une existence ectoplasmique que je trouve terrifiante et magique. Il y a beaucoup de fantômes dans mes récits, il y en a dans Borsch, et c'est toujours une façon de parler du langage. On en a plein la bouche quand même, tous les jours, de cet objet qu'est le langage. Je trouve important de m'interroger sur ce qui se propage ainsi entre mon palais et ma langue, et prend sa source… où d'ailleurs ? Rimbaud dit : « à quelle boue ? ».

Astobelarra : Tu as publié cinq romans. La suite, c'est quoi ?

Alors… le sixième est achevé. Je le laisse reposer pour le retravailler un peu. Il s'agit de la biographie inventée de toutes pièces d'un personnage réel, Eugène Petitcolin, préparateur anatomique à l'école Vétérinaire de Maisons-Alfort entre 1881 et 1922. Il n'y a quasiment aucun élément connu sur la vie de ce bonhomme. J'ai donc tout inventé en veillant à ne rien inventer pour tout ce qui l'entoure, professeurs, élèves, autres préparateurs, fonctionnement de l'école, etc. C'est un roman beaucoup plus sérieux en apparence que Borsch, mais je pense que les deux disent la même chose, par des voies différentes. Ce quelque chose, ce n'est pas à moi de l'établir. Je sais simplement qu'il est là. Maintenant, donc, je me projette sur le septième et je sais déjà que ce sera un roman d'anticipation, une utopie, pas une dystopie. Une utopie qui s'effondre et que je prends au moment de son effondrement. J'ai pas mal de choses en tête, c'est frémissant. Je pense que ça ne va pas tarder à s'écrire. Ensuite, j'écris de plus en plus pour le théâtre et ça m'amuse beaucoup. Là, je termine une réécriture très très libre de Blanche Neige pour un atelier de théâtre avec de très jeunes comédiens. C'est passionnant, de voir jouer son texte, et il me tarde que la pièce naisse. Voilà. C'est tout pour le moment.■
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